Article récent : Les arts sont toujours premiers

Article publié dans la revue ArtsHebdoMedias, 20/02/2024

Lorsque j’ai entrepris en 1971 ma pratique d’« hygiène de l’art » et choisi des contre-empreintes de main répétées sur des toiles libres à la manière du mouvement Supports/Surfaces, mon propos était de contrer l’exacerbation des avant-gardes du moment, qui voulaient que l’art soit toujours nouveau pour avoir de la valeur. C’était une posture anti avant-gardiste et j’ai donc choisi les contre-empreintes de main comme dans les peintures pariétales préhistoriques, pour que ma prise de position soit claire. Je voulais rappeler ainsi qu’il n’y a pas de progrès en art, deux domaines étrangers l’un à l’autre. Lorsque les arts numériques sont apparus dans les années 1980, je m’y suis beaucoup intéressé pour leur actualité, et leurs nouvelles capacités d’expression multimédia, mais je n’ai jamais condamné la peinture ou le dessin comme il devint d’usage courant et arrogant au nom du progrès technologique. J’y voyais seulement des médias nouveaux et intéressants, comme la vidéo, qui s’ajoutaient à la pratique artistique.
Bien sûr, j’avais l’exemple de mon arrière-grand-père Édouard Piette, pionnier de la découverte de la préhistoire, qui avait publié en 1907 son magnifique album lithographique L’art pendant l’âge du renne. Cela m’a certainement influencé, bien qu’il n’ait pas lui-même relevé de telles peintures de mains dans les grottes qu’il a explorées. Et lorsque dans mon époque de tampon-manie, aussi au début des années 1970, j’ai recouru à un tampon caoutchouc rond imprimant une contre-empreinte de main au bas de mes toiles, puis d’autres rectangulaires ou sans cadre sur des correspondances entre artistes, bien sûr, je voulais non seulement parodier la bureaucratie étatique, mais dire encore une fois que l’artiste tamponne comme l’homme préhistorique soufflait sur la paroi des cavernes la contre-empreinte de sa main avec une paille et un jus d’argile ocre. Lui, c’était manifestement pour communiquer avec Gaïa, la terre nourricière et reproductrice dont il dépendait. Moi, c’était pour légitimer au nom de la bureaucratie de la providence étatique, en la parodiant, des gestes quotidiens d’artiste, authentifier au nom de l’art des lettres et enveloppes adressées à d’autres prêtres de l’art. Était en jeu pour l’homme préhistorique le mythe de la Terre qu’il célébrait et avec laquelle il voulait communiquer en imposant sa main sur sa matrice profonde. Et pour moi le mythe de l’art que sacralisait le tamponnage et authentifiait la main de l’artiste. Il y avait de l’ironie critique dans mon tamponnage, exclu évidemment du « sacré » de l’empreinte préhistorique. Les temps changent. Les mythes aussi. La Providence aussi. L’art aussi. Mais demeure toujours le geste premier, le marquage, le dessin, la peinture qui s’adresse à l’énigme du monde, qui demeure la même au cours des millénaires, première même si nous exprimons différemment notre rapport à elle, selon les époques, les idéologies dominantes, les structures sociales. Cela est vrai aussi pour la danse, la musique, l’architecture.

Les arts sont toujours premiers, même futuristes, même avant-gardistes, même numériques, même dans le land art, l’art conceptuel, le bioart, l’art sociologique, etc. L’art renvoie au mythe de la création première, qu’il prétend incarner en créant une image du monde, en communiquant avec une vision du monde qui lui est supérieure et mystérieuse, en usant d’un langage symbolique. L’art ne copie pas. Il dialogue, célèbre, questionne, sert la magie comme la théologie, le pouvoir royal comme le capitalisme, ou la liberté, aujourd’hui la puissance de la technoscience et de l’intelligence artificielle, nos nouveaux mythes, comme il a célébré nos anciens mythes. Il demeure premier, même lorsqu’il expose le déchet, la pollution, la spéculation de l’argent, ou la beauté du nu, du paysage, de la lumière.
Les arts sont toujours premiers, même les arts décoratifs qui célèbrent la nature, la géométrie, la maîtrise technique de la création. On ne saurait donc réserver l’attribut de « premier » aux artéfacts exposés au « Musée des arts premiers » à Paris, quai Branly, au masque africain, à une statue cambodgienne en extase, au Guernica de Picasso, à une sculpture de Brancusi ou de Giacometti. Le graffiti aussi apparaît comme un geste premier. Moi-même, en questionnant le rapport entre art et société, je questionne leur rapport politique, religieux, financier, servile ou anarchiste, utopiste ou conservateur et ses héros. L’art est mythique. Le crayon ou l’ordinateur ne changent rien à cette évidence mal reconnue. Et lorsque la religion perd son pouvoir mythique, l’art prend la relève. On lui construit des musées-églises. L’énigme du monde n’est pas près de devenir une question secondaire.

La puissance du mythe comme énergie à qui nous donnons un nom et qui fait récit

La gouvernance des mythes est complexe. Il faut la repérer, la déchiffrer, la qualifier. Mais je le dis bien, élargissant la sociologie à la sociologie des imaginaires sociaux, des mythes, avec la mythanalyse, il était logique que j’en vienne à cette conclusion : les arts demeurent premiers alors même que leur mode d’expression et leur thématique évoluent avec les sociétés et le temps. Nous sommes toujours dans l’art sociologique, plus loin dans son exploration, dans son questionnement, parce que j’ai compris que ce sont les mythes qui gouvernent toutes les sociétés., même les plus « modernes ». Pour peindre ces mythes, qui sont actuels, abstraits, difficiles à concevoir visuellement, à représenter autrement qu’avec des allégories, des déesses, etc., je les pense comme des énergies. Je ne pourrais pas peindre l’énergie du mythe en général ou en soi. Le mythe est toujours un récit inscrit dans notre culture ou qu’on invente. Ainsi de l’énergie du numérique, de la démocratie, du progrès, de l’anthropocène, de la liberté, de l’éthique planétaire, de l’hyperhumanisme que je prêche, etc. Et pour m’aider dans cette exploration, je m’imagine peindre comme les hommes préhistoriques au fond d’une caverne obscure, avec peu de moyens, dans la lueur d’une torche, en peu de temps, des icônes expressifs sur la paroi irrégulière. J’ai été heureux que mon fournisseur de toile à peindre me montre des rouleaux invendables ayant des défauts, des plissures, qu’il avait gardé dans sa réserve et qui me permettent de retrouver l’irrégularité des parois de cavernes. Et je reprends mon symbole de toute ma vie d’artiste depuis les années 1970 : la main, qui signifie pour moi désormais plus encore que l’imposition sur la paroi : l’activité fébrile de l’espèce humaine, de l’homo faber. Ces mains poussent le rouleau compresseur de la bannière de l’anthropocène, font tourner le cosmos, avancer et reculer le Progrès, grouiller la vie, pataugent dans le mythe de la démocratie. À 82 ans, j’ai moins d’énergie qu’avant pour passer des heures sur un tableau. Je dois en tenir compte aussi pour garder mon plaisir et cela m’oblige à synthétiser longuement ma pensée et exécuter brièvement ma peinture.

La pesanteur des couleurs

Je peins en monochrome. Ces monochromes ne sont pas selon la tradition bord à bord de la toile. Ils sont suspendus sur le fond blanc et harnachés de mains/bras qui les font bouger, monter, descendre avancer, reculer. Giotto avait déjà compris que les couleurs chaudes et froides font avancer ou reculer les arrière-plans urbains de ses peintures. Cela tient à l’accommodation chromatique de l’œil qui crée une profondeur, qu’il recherchait, à l’époque, avant que soit développée la perspective euclidienne pour suggérer plus de réalisme.

Energie de la vieEnergie de la natureEnergie de la démocratie
Energie du progrèsEnergie manufacturièreEnergie du Cosmos
Photos : Laurence Honnorat

Kandinsky a découvert la dynamique centripète et centrifuge des couleurs, qui diffusent leur énergie ou la concentrent. Je pense qu’il faut aussi considérer la pesanteur des couleurs, que la gravité attire vers le sol, qui sont suspendues, ou qui tendent à s’élever. Cela tient à leur valeur lumineuse principalement. Le terre de sienne brûlée, le noir, le bleu de Prusse sont lourds, le jaune, le bleu caeruleum s’élèvent grâce à leur luminescence, l’orange, le vert flottent entre deux. Je peins en monochrome, en à plat, y compris le bigarré, y compris le noir et le gris, qui sont devenus des couleurs à part entière, pour simplifier mon mode d’expression au maximum. J’use de cette perception subjective avec mes aplats de couleur pour contribuer au récit que je leur prête. Ajoutons que je tente d’user de symboliques simples de la couleur, reconnaissables malgré la confusion actuelle qui a sédimenté dans l’ambivalence de chaque couleur, et dont je fais volontiers usage dans mon esthétique interrogative.

De l’hygiène de l’art aux peintures pariétales

Je peins en écrivant, j’écris en peignant, c’est ainsi que je fonctionne depuis toujours. J’étais sociologue de la peinture à la Sorbonne lorsque j’ai décidé de passer en 1971 de la théorie à la pratique, avec de courts manifestes pour chaque geste. Puis de la pratique à la théorie avec deux livres : Théorie de l’art sociologique et L’histoire de l’art est terminée, et ainsi de suite toute ma vie. Encore maintenant avec La condition planétaire et Qu’est-ce que la mythanalyse ? pas encore publiés. J’ai exploré les usages sociaux et les significations de la couleur pour les comprendre dans ma peinture et dans un autre livre, Mythanalyse de la couleur, déjà publié. Je suis un mental ou un conceptuel hypersensible ! Mon geste avec la main a ainsi évolué du geste anti-avant-gardiste à la dénonciation de la violence sociale ; puis du retour insistant sur la main préhistorique à l’exploration des émoticônes. J’en ai créé un ou deux avec la main. Et maintenant la main est pour moi un symbole de l’activité fébrile de l’espèce humaine. Cette évolution s’est inscrite à la fois dans ma peinture et dans ma pensée, dans mes textes.

On verra jusqu’où je pourrai aller avec cette exploration picturale des mythes actuels. Ils sont très nombreux. Je cherche les plus significatifs, je veux en évoquer l’énergie, la direction (passée, future), l’ambivalence, les difficultés, l’espoir ou la toxicité qu’ils portent, selon mes mythes de référence, donc mes valeurs dominantes. Mes choix de forme, de couleur que j’explore systématiquement m’obligent à penser, creuser, lier. Ma vie actuelle avec mon cancer me fait beaucoup questionner notre condition planétaire. Je gonfle ainsi ma propre énergie vitale/picturale qui m’aide grandement à lutter contre la maladie.
Et je m’oriente peut-être bientôt vers l’évocation très difficile de mes peurs d’enfant, qui m’ont conduit à construire lentement la mythanalyse. J’y pense beaucoup, je vais chercher dans la peinture comment exprimer la maîtrise que j’en ai maintenant, la sérénité construite dans ma vie grâce à l’art sociologique et à la mythanalyse. Je suis au « stade de la conscience augmentée » que j’évoque dans le développement mythanalytique de nos facultés fabulatoires, le dernier stade. Il y a donc un troisième paramètre dans mon cheminement d’écriture et de peinture : l’authenticité de ma vie. Un mot galvaudé, mais essentiel pour moi, dont je ne me suis jamais éloigné d’un pouce. J’en aurais été incapable. Mon cheminement a été entier. Je ne me suis jamais dispersé. Je m’en étonne moi-même. Cela a tenu sans doute à ma première intuition, les arts sont toujours premiers, qui m’a donné beaucoup à réfléchir, toute ma vie.

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