Référence :
214077
Titre :
La morbidité des Structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand
Date :
2014
Famille/Série
Observations :
Bibliographie
Nous associons souvent l’imaginaire à nos frayeurs d’enfants et à nos peurs d’adultes. Et je dois dire que ce fut longtemps mon cas. La peur du noir de mon enfance – je suis né en 1941 à Paris, dans une ambiance de mort, puis j’ai grandi dans une atmosphère de dépression chronique et de conflits incessants – a sans aucun doute été ma motivation pour consacrer à l’âge adulte tant d’énergie à m’en libérer, jusqu’à développer la pratique de l’art sociologique et la théorie de la mythanalyse. J’ai fait ainsi au cours des années ma propre mythanalyse. Cela a été long, mais j’y suis parvenu et je publie donc de plus en plus, et avec de plus en plus de sérénité, les éléments du puzzle qui me permettent de fonder cette théorie de la mythanalyse à partir de ce que j’ai appelé le « carré parental ».
Je n’avais donc pas été surpris, lorsque j’ai lu Les structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand à la fin des années 1970, par son affirmation selon laquelle les mythes seraient des histoires que les hommes se racontent, de siècle en siècle et partout dans le monde, pour apaiser leur anxiété face à l’inéluctabilité universelle de la mort : Ainsi, l’origine de l’imaginaire est une réponse à l’angoisse existentielle liée à l’expérience « négative » du « Temps ». L’être humain sait qu’il mourra un jour car le Temps le fait passer de la naissance à la mort. De cette angoisse existentielle et universelle naîtrait l’imaginaire (Structures anthropologiques de l’imaginaire). Il est possible aussi que Gilbert Durand, qui a été un grand résistant à l’époque de l’occupation nazie en France, ait été lui-même marqué par les moments d’anxiété extrême et de désolation qu’il a pu vivre; et que la découverte de la Shoah l’aie conforté dans cette vision dramatique et morbide de la condition humaine. Il n’aura pas été le seul, à l’époque. La publication en 1972 de La violence et le sacré par René Girard en est un des exemples frappants. Et l’émergence de la postmodernité, de son nihilisme épistémologique, de son fatalisme jouisseur et résigné, apparaît aujourd’hui comme une secousse secondaire, trente ans plus tard, de ce terrible tremblement de terre de force 10 qu’a été la montée en puissance du fascisme et la Seconde guerre mondiale. Thanatos n’a pas régné ainsi impunément dans nos imaginaires sociaux. Il n’est pas nécessaire de coucher la société sur le divan pour comprendre qu’il y est marqué comme un traumatisme collectif impossible à oublier, et même pour beaucoup d’êtres humains impossible à surmonter.
Mais il est temps de surmonter ce traumatisme qui s’oppose à notre lucidité et à notre joie de vivre. Nous sommes habitués à observer l’ambivalence des mythes, qui sont interprétés positivement ou négativement selon les époques et les sociétés. Tout au contraire de la position de Gilbert Durand, nous choisissons donc l’idée que la gestation des mythes est coexistentielle au processus de la naissance du monde-qui-vient-à-l’enfant. Le mythe central, élémentaire ou fondateur de tous les autres n’est pas, selon notre option, la mort, mais la création, qui demeure dans toutes les mythologies primordiales par rapport à la mort ou à la fin du monde quelles qu’en soient les déclinaisons sociales et historiques, animistes, polythéistes, prométhéennes, monothéistes ou athées. C’est ce qui explique aussi que l’art soit la célébration toujours répétée de la création.
De même, les métaphores océaniques du web évoquent l’importance de l’eau mais n’en soulignent pas que l’aspect menaçant de sa profondeur noire comme le sang qui coule – l’un des axes de mythocritique retenus par Gilbert Durand. Certes, les abîmes de la profondeur du web, ses pirates, la cybercriminalité illustrent la pertinence de son propos. Mais cette métaphore du web évoque aussi, tout au contraire, le liquide amniotique de la vie et la nostalgie protectrice qui lui est associée.
Ce sentiment océanique qui nous berce aujourd’hui tient à la sensation conviviale et affective que nous procure le web, tel un liquide nourricier, doux et tiède, où nous évoluons sans effort. C’est à se demander si la couleur de la prochaine génération de nos écrans cathodiques ne va pas virer du bleu azuré au rose chair de la tendresse. Les adolescents demandent de l’amour et sont en recherche d’identité. Ils retrouvent sur Facebook et bien d’autres réseaux sociaux des « amis » qui passent leur temps à cliquer obsessionnellement l like comme autant de demandes de caresses. Facebook, c’est de l’eau sucrée qui ruisselle de la «montagne de sucre» (ainsi se traduit le nom de son fondateur Zuckerberg, qui l’a ainsi inconsciemment programmé, aurait dit Lacan). Une eau sucrée dont nous nous nourrissons, que nous suçons, que nous tétons Nous nous y confions, photographies de notre vie privée à l’appui. Les adolescents aiment cette intimité numérique. Les utilisateurs, qui étaient au début des receveurs passifs, sont devenus proactifs ; ils y investissent de la créativité, donc de l’énergie. L’interactivité et le frottement des messages créent la chaleur des échanges humains. La métaphore thermique célébrée par McLuhan pour caractériser les médias électriques persiste dans l’humanité du numérique. La grande célébration de l’interactivité à laquelle nous assistons de nos jours, l’emphase mise sur le web 2.0 et sur l’idée de l’utilisateur-producteur de messages correspondent manifestement à des utilités, mais aussi à une survalorisation imaginaire de la chimie virale des échanges. Nous sommes transportés par une nouvelle sensibilité, celle du contact tactile numérique, de l’expérience virtuelle ou virtuexpérience : le biovirtuel vécu comme une intensité de l’esprit et de la peau – la peau électronique que décrit Derrick de Kerckhove. L’interactivité crée de l’émotion, des sentiments, de la fébrilité qui excitent les utilisateurs, rapprochent les amis, fidélisent les abonnés.
Il ne faut pas chercher ailleurs le succès de Facebook, qui est avant tout psychique, quasi biologique.
La mythanalyse n’est pas sourde ni aveugle. Elle connaît Thanatos. Mais elle connaît aussi Éros et Prométhée. Et aujourd’hui, sans tourner la page noire de notre histoire moderne au point de l’oublier naïvement, elle se propose, au bénéfice de tous, de remettre en valeur les facettes positives et porteuses d’avenir de nos imaginaires sociaux. C’est pourquoi nous identifions la lumière du monde qui vient au nouveau-né à la création et la nostalgie du cordon ombilical à un désir de solidarité humaine que nous avons appelé l’hyperhumanisme. Oui, l’hyperhumanisme est un désir, une demande émotive. C’est un mythe que nous inventons parce qu’il implique l’éthique planétaire, un autre mythe que nous voyons émerger et que nous voulons promouvoir parce qu’il répond à une urgence dans le monde actuel tel qu’il va.
Réf : Blog Mythanalyse 16/03/2014
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