Référence :
212098
Titre :
La culture liquide
Date :
2012
Famille/Série
Observations :
Bibliographie
Le ruissellement numérique
Nous rencontrons de nombreuses variantes du mythe aquatique originel du web, qui se métaphorise en ruissellement, flux, cultures numériques « liquides », et même en flots océaniques originels de la création du monde. Nous sommes dans le numérique comme des poissons dans l’eau, tantôt chaude, tantôt froide, tantôt polluée, tantôt cristalline, tantôt poisseuse, tantôt nourricière, tantôt agitée, tantôt sereine, qui peut geler ou s’évaporer. Et nous-mêmes, les poissons, nous y sommes nombreux et divers, gros et petits, solitaires ou grégaires, prédateurs ou victimes, bigarrés ou invisibles, beaux et laids, rapides ou lents, ludiques ou immobiles, lubriques ou apathiques, lisses ou hérissés, intelligents ou stupides, vieux sages ou ingénu fretin. Et nous nous côtoyons sans toujours respecter les bonnes mœurs, calculateurs, compétitifs, agressifs, pervers, sentimentaux, ambitieux, vaniteux ou distants. Mais tous, nous tentons d’y survivre et d’y trouver notre pitance, ou nous rêvons d’eau paradisiaque, équitable, utopique, frôlant le désir sans cesse sans pouvoir l’attraper. L’eau numérique n’est pas de l’eau bénite. Elle est vite obscure en profondeur.
Nous usons souvent de métaphores aquatiques pour évoquer le surf sur la toile océanique, ou les profondeurs du web caché. Nous naviguons sur l’internet. Nous piratons des fichiers. Il est vrai que les flux numériques sont envahissants et puissants. Comme l’eau, ils se répandent, inondent le réel, traversent les frontières, et fécondent même les dunes de sable des Émirats arabes unis, où numéraire et numérique fusionnent dans des cités du multimédia innovatrices.
En 2012, au Palais des congrès de Montréal, lors de la WCIT (World Conference on Information Technology), l’un des grands congrès mondiaux sur les technologies de l’information, c’est avec une « rivière numérique » que les organisateurs ont accueilli les visiteurs et invité à s’y baigner leurs invités de marque, tels Carlos Slim, magnat mexicain des télécommunications qui trône au premier rang des hommes les plus riches de la planète, Justin Rattner, directeur de la technologie de l’information chez Intel, Robert Youngjohns, président de Microsoft pour l’Amérique du Nord, Don Tapscott, célèbre gourou des TI et l’animateur de télévision américain Larry King. On avait même mis des roches pour traverser cette rivière constituée d’un flot de 0 et de 1 projetés sur le sol et encadrés de photographies de paysages canadiens. Et grâce à la réalité augmentée, les participants qui pointaient leur téléphone intelligent vers cette rivière voyaient défiler sur leur écran des noms d’entreprises canadiennes actives en technologies de l’information.
Les flots de pixels bigarrés qui coulent sans cesse des robinets de la communication nous submergent quotidiennement. Je ne parlerai pas encore d’un déluge, mais nous sommes confrontés à un ruissellement numérique incessant, qui ramollit le réel, ou l’entraîne, et nous avec lui, vers des deltas incertains. Je ne pense pas ici seulement aux médias de masse, mais aussi aux arts dits numériques, dont les images ont désormais la fluidité insaisissable d’un fleuve qui nous noie. Nous ne pouvons plus même y naviguer et nous y orienter. Ces flots d’images interchangeables, transparentes, qui se mêlent comme les masses d’eau d’un torrent impétueux, perdent souvent toute existence réelle et tournent vertigineusement, indistinctement dans les siphons cathodiques de nos écrans.
Le mouvement et la vitesse détruisent les images. Nous ne sommes plus dans la société de l’image, mais dans celle des flots chromatiques. Il suffit de tenter de suivre du regard l’histoire et les images d’un vidéo clip, pour prendre conscience de notre impuissance face à ce débordement stochastique de pixels. Guimauve numérique? Chaos irisé? En tout cas, plus d’image. Le rythme les cannibalise, et c’est leur seul message, car les flux cannibalisent le sens, et nous avec elles, si nous n’y prenons garde, dans un massage émotif qui frise l’obscurantisme.
L’interactivité éventuelle que des artistes multimédia leur imposent ne fait qu’ajouter au divertissement ou à la performance d’effets spéciaux écraniques ou rétiniens qu’il est vain de vouloir ralentir, ordonner ou interpréter.
Je suis de ceux qui résistent et suggèrent de redécouvrir les vertus iconiques de l’arrêt sur image. Je ne suis pas prêt à renoncer à l’image au nom de la vitesse. Face au flot chaotique des impressions que captent nos sens, la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, notre cerveau a appris au cours des millénaires à distinguer des formes, les séparer du fond confus dans lequel elles circulent, à les construire, les structurer, les catégoriser, les lire et leur donner un sens. Ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas seulement d’ordre culturel. C’est un comportement biologique, que nous partageons avec les animaux, et sans lequel nous ne pourrions survivre. Les expériences avec les champignons hallucinatoires que décrit Aldous Huxley nous le confirment. Nous allons devoir apprendre à nouveau, face au ruissellement d’octets, à faire émerger un cosmos lisible, un ordre et un sens de ce chaos numérique. C’est précisément le rôle des artistes. Ainsi, le monde numérique, en ce stade primitif, se présente à nous comme une nouvelle et fascinante aventure. Mais l’art n’est pas celui qu’on croit. Ou, en d’autres termes, après avoir détruit l’image, les artistes vont devoir la reconstruire. Après nous avoir plongé dans la confusion chaotique du multimédia, les artistes vont devoir réinventer le système iconique des beaux-arts! Car la culture est devenue liquide et le robinet ne ferme plus.
Réf : Blog OINM 23/07/2012
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