Aujourd’hui, Goya ne peindrait plus la cour d’Espagne, ni Ingres des nus, ni Cézanne la montagne Sainte-Victoire, ni Van Gogh des iris, ni Picasso des natures mortes. Ils peindraient des paysages financiers, des diagrammes qui montent au ciel et plus souvent qui descendent aux enfers : la planète est devenue financière. Je peins les jeux des spéculateurs, les murs de Wall Street et les reliefs des montagnes d’actions, d’or et d’argent qui nous entourent. Claude Monet ne peindrait plus les nymphéas mais les trous d’ozone au-dessus des pôles. Notre conscience de la nature est devenue savante, politique et écologique. Malévitch ne peindrait plus des carrés noirs, mais des codes-barres. Mondrian ne peindrait plus des géométries orthogonales, mais les zigzags de nos évolutions statistiques et de nos crises. Les cubistes peindraient le code binaire du numérique qui s’immisce de plus en plus dans le réel et le transforme au point où il n’en est plus clairement discernable.  Tout mon travail d’artiste, commencé dans les années 1970 sous le signe de l’art sociologique, consiste depuis la fin des années 1990 à explorer, déchiffrer, mettre en évidence, interroger et critiquer cette nouvelle nature numérique, financière et écologique, tant du point de vue politique qu’économique et social. Je peins son imaginaire et ses rythmes, ses pulsions et ses structures, ses codes, son esthétique quantitative et ses fausses couleurs.

Et pour évoquer ces nouvelles structures mentales et esthétiques, il faut se rappeler que le progrès n’existe pas en art, même si on utilise des ordinateurs de plus en plus puissants. C’est pourquoi j’aime aussi l’archaïsme de la peinture acrylique sur toile pour évoquer ce nouveau monde algorithmique. Elle permet de résister au flux dissolvant des octets, par l’arrêt sur image. En quelque sorte, je peins les icônes numériques. Je suis un artiste de classe moyenne, peut-être un primitif du XXIe siècle.La nature, la guerre, la ville, les êtres vivants aussi sont multisensoriels ou multimédia et ce sont les peintres qui ont le mieux su les capter et nous les faire voir, avec des images fixes. On peut peindre le cybermonde, comme d’autres ont peint les dieux, les héros, l’océan, la lumière, les foules, les nus, les villes. 

Et ne pas célébrer la communication pour elle-même. Refuser que le médium soit le message, postulat mcluhanien devenu malheureusement trop vrai. Mais chercher une roche fixe pour échapper à l’immersion et prendre une respiration esthétique et critique, à partir d’un autre média. Les poissons ne voient pas l’eau qu’ils avalent, ni les hommes l’air qu’ils respirent. Cultiver à nouveau le silence, l’immobilité, la solitude, la méditation à l’encontre de l’agitation chaotique qui nous entraîne. Échapper à l’éphémérité fatale de la culture numérique. Les arts numériques se dissolvent à peine nés. Plus une technologie est sophistiquée, plus elle vieillit vite, plus elle s’efface vite.Où irons-nous, sans mémoire ?

Le retour paradoxal à la peinture s’impose pour prendre du recul face à cette nouvelle nature algorithmique.  Il permet de résister au flux dissolvant des octets par l’arrêt sur image. Ce sera une peinture joyeuse, sociologique, iconique et critique. Je suis un artiste de classe moyenne. Un primitif du nouveau naturalisme.


Hervé Fischer (petit manifeste 1999)